Récemment, trois biologistes-chercheurs ont tenté d’établir un lien de causalité entre la protection du caribou forestier au Canada et la vigueur du dollar américain (Fortin et al. 2020)1. Interpellé par le sujet, l’Ordre a conduit une analyse de l’étude avec le support d’experts du milieu. Force est de constater que les conclusions des auteurs ne passent pas l’épreuve des faits. Ces conclusions apparaissent inappropriées et se doivent d’être repositionnées par rapport aux principes de foresterie et d’économie forestière, afin de permettre au public québécois d’avoir une lecture plus juste de la situation.
Tout d’abord, voici les conclusions que nous voulons rectifier. Les auteurs affirment avoir découvert que « chaque baisse de 0,05 $ du dollar américain [par rapport au dollar canadien] réduit de 140 km² les superficies coupées dans l'habitat du caribou forestier »2. Après avoir examiné attentivement les résultats présentés par les auteurs, nous concluons que la relation qu’ils établissent n’est pas aussi solide et directe qu’ils le prétendent. De plus, les auteurs affirment que « lorsqu'il y a une réduction des coupes forestières dans l'habitat du caribou, ce n'est ni en raison de la création d'aires protégées ni en raison d'une réduction du volume de bois alloué pour la coupe »2. Ces conclusions représentent un raccourci dangereux qui n’invite pas à avoir une discussion constructive, et voici pourquoi.
Premièrement, on ne saurait contester le lien entre le contexte économique américain et le taux de récolte forestière au Canada et au Québec puisque la récolte et la transformation du bois sont toutes deux soumises aux conditions de marché. D’abord, les auteurs mentionnent avoir trouvé une corrélation significative entre le taux de change et le volume de bois exporté (R²=0,88) ce qui est peu surprenant et a déjà été démontré à de nombreuses reprises par des économistes forestiers. Cependant, les autres résultats présentés font état d’une corrélation beaucoup plus faible entre ce même taux de change et le volume total récolté (R²=0,29) ou encore entre le taux de change et la proportion de la possibilité forestière récoltée (R²=0,40 et R²=0,51). Rappelons que plus la valeur de R² tend vers 1, plus la corrélation est forte, et à l’inverse, plus elle s’approche de 0, moins il est possible d’établir une corrélation entre les variables analysées. Avec ces faibles valeurs de R², force est de constater que le taux de change n’est pas l’unique facteur qui influence le volume récolté annuellement. Si c’était le cas, nous devrions retrouver des niveaux corrélations similaires pour l’exportation et la récolte, ce qui n’est pas le cas.
Certes, un taux de change favorable peut améliorer le bilan financier des entreprises canadiennes, mais plusieurs autres facteurs peuvent avoir un impact sur la variation annuelle du volume récolté. Le plus important est le nombre de mises en chantier qui influence directement les commandes de bois d’œuvre résineux. Et ces commandes sont passées indépendamment du taux de change du moment. De plus, une bonne partie de ces commandes est reçue avant que le bois ne soit récolté. À cette dynamique de marché, d’autres facteurs peuvent entrer en jeu. Pensons notamment aux catastrophes environnementales, à la météo, aux mesures d’harmonisation des usages, au développement du réseau routier, au conflit sur le bois d’œuvre et les taxes qui en découlent, à la qualité et à la quantité des tiges disponibles, à la capacité de transformation au sud de la frontière ou aux feux de forêt et aux épidémies pour n’en nommer que quelques-uns. En effet, malgré un taux de change favorable, la récolte et la production de bois d’œuvre en Colombie-Britannique ont diminué de manière drastique ces dernières années, après que d’importants volumes affectés par le dendrochtone du pin aient été récoltés. Généralement, on ne planifie pas l’ampleur, le moment, ni le lieu où ces événements se produisent. Ainsi, lorsque des perturbations naturelles surviennent dans l’habitat du caribou et que nous y récoltons le bois en perdition, ces perturbations sont comptabilisées comme le résultat de la coupe forestière. Un autre exemple est celui d’une usine qui n’utilise pas de bois résineux et qui est forcée de fermer en raison des conditions défavorables du marché. Ceci peut avoir un effet en cascade sur l’ensemble de la filière, et par le fait même, sur le niveau de récolte, malgré un taux de change favorable. Ensuite, l’établissement d’aires de protection visant le caribou ou d’autres objectifs vient nécessairement réduire le territoire admissible à la récolte. Cependant, une forte proportion du volume mature de bois résineux, soit la matière première pour le bois d’œuvre, se retrouve dans les régions plus nordiques. C’est pourquoi une part significative de cette récolte a lieu dans l’aire de distribution du caribou forestier. Il s’agit donc d’une dynamique très complexe qui ne peut être résumée à la simple fluctuation du taux de change. On doit plutôt évaluer si les mesures mises en place permettent d’atteindre les objectifs fixés plutôt que d’évaluer la quantité, et surtout la fluctuation annuelle du bois récolté, à la faveur d’un seul indicateur économique qui, à notre avis, n’est pas le plus important.
Deuxièmement, les auteurs ont également analysé la relation entre le taux de change et la possibilité forestière. C’est sans surprise qu’ils concluent à une absence de corrélation entre la possibilité forestière (ou AAC3 dans les provinces anglophones) avec un R² de 0,03. Au Québec, la possibilité forestière est calculée pour obtenir un rendement maximal soutenu et durable qui respecte les contraintes et les objectifs de protection, incluant les mesures de protection du caribou forestier. La possibilité forestière agit avant tout comme un seuil supérieur de volume récoltable annuellement, c’est pourquoi elle n’est pas corrélée avec le contexte économique du moment. D’ailleurs, lorsqu’on analyse les statistiques des volumes récoltés et des possibilités forestières au Québec et au Canada, on en arrive à une conclusion claire : la possibilité forestière influence nettement le volume moyen récolté annuellement.
Sources : adapté de Beauregard et al., 2015, MFFP portraits statistiques 2016, 2017
Source : Base de données nationale sur les forêts (en ligne : http://nfdp.ccfm.org/index_f.php)
Nous devons également rappeler que les connaissances sur la capacité d’adaptation du caribou forestier sont encore incomplètes. Outre la protection complète et totale de grands territoires (cloche de verre), les actions mises en œuvre pour protéger le caribou forestier ne permettent pas encore de tirer des conclusions claires quant aux mesures exactes à adopter pour assurer sa protection tout en maintenant un aménagement forestier durable. Mentionnons aussi que ces actions sont relativement récentes, de même que les baisses de possibilité forestière et de récolte. Ainsi, des analyses à plus long terme, autant économiques que biologiques, seront nécessaires pour tirer des conclusions.
Après avoir apporté ces précisions et démontré que le lien établi par les auteurs ne mène pas à la démonstration à laquelle ils prétendent, nous ne pouvons passer sous silence le fait que les perturbations dues à la récolte forestière dans l’aire de distribution du caribou forestier sont significatives. Toutefois, cela nous indique qu’il faut continuer les discussions à propos de la limite fixée par la possibilité forestière, car la récolte annuelle continuera de fluctuer au gré de multiples facteurs. Nous devons trouver un équilibre, établir un plan et nous engager à le respecter. Mais pour y arriver, nous devons éviter les raccourcis faciles tels que ceux présentés par Fortin et al. (2020) et ceux empruntés par l’Institut économique de Montréal (IEDM)4 pour relier les emplois perdus pour chaque caribou protégé. Tout dépend de la manière de faire; les constats du passé ne sont pas garants du futur si nous osons changer nos façons de faire. Par exemple, nous pourrions adopter une stratégie nationale de production de bois et des stratégies régionales qui misent sur la valeur économique et la rentabilité financière plutôt qu’uniquement sur le volume récolté.
J’invite donc les ingénieurs forestiers de même que tous les autres intervenants du milieu à éviter de polariser le débat par des démonstrations chocs et peu solides. Je souhaite plutôt qu’ils contribuent, par leurs connaissances et leur créativité, dans le respect de leurs compétences, à trouver ensemble des solutions qui permettront de viser un équilibre durable des valeurs environnementales, sociales et économiques.
1 https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0229555
3 Annual allowable cut
4 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/734771/iem-etude-caribou-forestier